Le sel

Une belle histoire que j’ai vécu cette nuit, à partager avec vous. Je finis mon service à la station Vaugirard, mon collègue arrive par la dernière rame- le balai, comme on dit. Le balai est la dernière rame, le manche est l’avant-dernière. C’est une métaphore peut être peu amène pour tous ces gens qui nous font l’honneur de peupler ces couloirs et ces quais à des heures indues, mais voilà.

Parfois plusieurs trains suivent, pour aller garer dans des terminus, pour le service du lendemain matin. On dit de ces trains sans voyageurs, qui ne s’arrêtent pas dans les stations, qu’ils circulent ” haut le pied”.

Mais revenons à la fermeture d’hier soir. Je tchèque mon collègue, ” ça a été ce soir ? “, il me dit qu’il va canaliser le flux en haut, je reste sur le quai m’assurer que tout le monde remonte bien - certains artistes peintres nous font parfois la farce de se cacher, à la fermeture, derrière le renfoncement des bornes d’alarme sur les quais, pour ensuite pouvoir s’adonner à leur art. J’ai aussi un souvenir d’un ado, le pauvre, que j’avais vu dans ce renfoncement sur le quai de Père Lachaise, tout transi d’inquiétude, caché, il venait de se faire dépouiller dans la dernière rame.

Donc on ferme la station et je me dirige vers mon arrêt de Noctilien. Là une fille arrive à l’arrêt, hésitante. Je viens de passer sept heures au contact du public, nous sommes encore dans un espace, l’arrêt de bus, appartenant à mon entreprise. Je suis donc encore en mode service attentionné. Un bus, le 80, passe très vite notre arrêt, elle m’adresse un sourire complice, genre ” ah je ne sais pas où il va, mais en tout cas je l’ai râté. ” Elle regarde les plans et semble chercher renseignement sans oser me demander. Alors j’y vais, je fais comme si j’étais encore au boulot, ” vous cherchez quelque chose peut être ? “. Elle me dit qu’elle rentre à Couronnes. Je rentre à Ménilmontant. Je tempère et propose sereinement : ” je rentre à coté, il faut prendre celui là et changer une fois, on fait le trajet ensemble si vous voulez ? ” . Elle me scrute, a trois ou quatre demi-secondes d’hésitation, normal, j’y suis pitêtre allé un peu fort. Elle me dit ” ouais ok ! “. On commence à parler, on prend le N13, je suis surpris de me retrouver aussi vite à l’arrêt de correspondance, cette rue de Vaugirard m’apparait plus longue les soirs où je rentre seul.

On descend donc à un arrêt, petit et calme, près de Montparnasse. Vingt minutes avant notre bus. On parle bien sûr, comme deux personnes qui viennent de se rencontrer, de nos origines, d’où l’on vient. J’indique la région bordelaise. Elle me demande ” Bordeaux même ou à coté ? “, elle semble sûre de son fait. Je me fais un peu plus précis, et là d’habitude en entendant le nom les gens s’arrêtent, et la connivence prend un peu fin, ” ah non je connais pas”, ou alors ” ah oui, j’ai juste entendu parler du vin des Côtes de Blaye”. Or là cette fille me dit ” ah mais oui, j’ai fait mon stage au lycée de Blaye, Monsieur L., prof de sport bientôt à la retraite, était mon tuteur”.

Elle vient juste de prononcer un nom qui m’a ramené vingt ans en arrière. La cour du lycée, les cours d’EPS, les heures de course d’orientation, où on s’arrêtait dans les vignes écouter le dernier Prince au walkman avec une camarade, un écouteur chacun. Là, dans cet arrêt de Noctilien, en plein Paris, avec et à grâce à une inconnue, je revis intérieurement mon adolescence. On parle Pierre Rabhi et couloir de La Chapelle, Ardèche et Belleville, rugby- elle est de Castres- et librairies. Je lui laisse mon numéro, je ne prends jamais, c’est risqué mais comme ça je suis sûr que les personnes ont envie de me recontacter.

J’ai eu envie de partager cette belle histoire avec vous lecteurs cet aprèm. Ce site est trop souvent dévoyé. Des messages généraux, des gens qui répondent aux annonces qui ne leur sont pas adressées, d’autres qui se ” font passer pour”.

Il peut y avoir des belles rencontres inattendues. J’aurais jamais cru ressentir ces sensations avec une inconnue, au bout de 20 minutes, la nuit dernière. Parler du coin où j’ai grandi, sentir une connivence. Que je la chambre dans le bus et qu’avec un grand sourire elle me donne un coup de poing plein d’affection sur l’épaule. Qu’on se dise au revoir et bonne nuit en se prenant sincèrement dans les bras. Si ça m’est arrivé à moi, ça peut arriver à tout le monde.

J’espère que cette histoire donnera du baume au coeur à celles et ceux qui se sentent seuls. Je vous assure, parfois il suffit de ne pas du tout s’y attendre, et d’être naturel, et de ne pas se poser de questions. Je sais que c’est dur, qu’on a peur d’être inconvenant, j’ai eu exactement la même trouille quand je lui ai proposé de faire le chemin ensemble. Mais parfois les réactions de l’autre peuvent surprendre. Il faut se donner le droit d’être surpris. C’est là le sel de la vie.

    Détails

  • Métro12à Vaugirard.
  • Une rencontre faite le 7 juillet 2014.
  • Rédigé par un homme pour une femme.
  • Publié le lundi 7 juillet.