Brune qui baille, descendue à Nation.

12H45 sur le RER A.

Jeune femme brune au cheveux lisses et longs, manteau gris, assise à l’étage supérieur du wagon. Vous étiez en train de bailler férocement lorsque je suis monté dans le train à Gare de Lyon.

Rassurez-vous, je n’ai pas interprêté vos baillements comme une “invitation à la découverte mutuelle”, sous l’effet d’un abus de lecture de magazines de vulgarisation scientifique. Non.

En fait, je vous avais à peine regardée, m’étant aussitôt plongé dans la lecture d’un livre qu’on ne doit pas être plus de trois ou quatre à bouquiner sur tout le territoire national (et pour cause : c’est mortellement chiant !).

Mais je le regrette, car quand j’ai levé la tête au bout d’une station, ce fut pour contempler droit devant moi une jeune femme de toute beauté, qui ne baillait plus, certes, mais qui allait incessamment se casser, et que, selon toute vraisemblance je ne recroiserai plus jamais.

Vous vous êtes levée, vous avez dévalé d’un pas étonnement léger le petit escalier qui menait devant les portes et êtes restée là, dans mon angle de vision, à tapoter la rembarde et à faire la moue en regardant je ne sais quoi droit devant vous.

Comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, à cet instant, je vous ai dévisagée autant que j’ai pu, me disant intérieurement : “mais elle va donc pas se rendre compte qu’elle a fait une touche à la fin, bon sang de bois [j’aime les expressions désuettes - ça me rappelle mes profs du lycée, depuis longtemps en retraite, si ce n’est enterrés]”.

Mais non, vous continuiez à me montrer votre profil. Et toujours avec ce visage fabuleusement expressif mais “k’on sé pa à koi k’il pense”.

Je me suis demandé si j’allais me lever. Et puis non. Je laisse ça aux spécialistes du “tac tac mademoiselle ! Sérieux t’es trop belle. Je viens de dire la même chose à ta voisine mais quand mes potes me disent ‘une de perdue dix de retrouvées’, je les prends au sérieux. C’est ça l’amitié”.

Sérieusement, en général il me faut au moins 3 à 5 mois pour oser aborder une fille (et seulement 5 secondes pour encaisser un rateau, quelle asymétrie …) alors que faire en quelques secondes seulement, vis-à-vis d’une parfaite inconnue aux priorités divergentes ?

D’autant que je sentais déjà peser sur moi le regard inquisiteur de plusieurs voyageurs qui - pensais-je - étaient déjà en train de composer mentalement le 15 sur leur téléphone au vu du regard insistant dont je vous couvait ardamment. Avec le canon bouddhiste posé sur les genoux, le style satyre, à vrai dire, ça le fait moyen. Vous m’avez donc plongé dans une fameuse dissonnance.

J’ai dû faire mine plusieurs fois de me replonger dans mon bouquin pour endormir la vigilance (probablement largement fantasmée) de mes voisins. Et puis non. Il n’y avait pas moyen d’arracher mes yeux à votre contemplation, plus tangible qu’un nirvana lointain.

Le train s’est arrêté. Vous êtes descendue. Impermanence.

Et je me suis dit, “c’est carrément frustrant. Elle descend à Nation. Je me la reverrai jamais, ou pire, je la croiserai sans la voir alors que peut-être nous sommes voisins (je suis de Nation justement) …”.

Donc merci mademoiselle. Si vous étiez restée dans ce wagon une seule station de plus, je n’aurais jamais pu terminer ma lecture du. Rathavinita Sutta.

A votre disposition pour parler des bienfaits du détachement et de l’ascèse bouddhique sur la lutte contre les baillements, ô chère et hypothétique voisine.

Et à tous les autres, oubliez ce que vous venez de lire. J’ai pas encore fini ma lecture du canon bouddhiste (m’en reste 6 tomes à lire sur les diverses lignes de la RATP) alors j’ai pas envie d’être identifié à mes lectures comme le rigolo de Croisé dans le Métro.

    Détails

  • RERaà Nation.
  • Une rencontre faite le 26 janvier 2017.
  • Rédigé par un homme pour une femme.
  • Publié le jeudi 26 janvier.