Dans le métro
” Dans le métro il y a des sikhs,
des Mama Sam et des odeurs d’aisselles (les miennes),
des vieux germanopratins qui lisent du Sartre à la NRF,
des asiatiques anorexiques en débardeurs,
une gitane antique, baudelairienne,
avec deux petits enfants très beaux et résignés,
durcis par la violence de la vie,
des caméras de sécurité designées par Stark,
un écran de Nokia en veilleuse cyberpunk
dans un sac Nike en polyester.
Et puis l’insaisissable ambiance des couloirs, dédale chtonien et flux de passants, à la fois catacombe et artère commerciale.
Et puis les milliers de faces, les personnages toujours renouvelés des voyageurs dans les rames, qui donnent l’impression que Strasbourg est dépeuplée et fade, sans surprise, trop cohérente.
Dans le métro la nuit
goût mystérieux
d’inachevé.
LIGNE 1
« Ouais allô ma couillasse… »
des tout petits bourgeois déguisés en racailles
cherchent les noms des 4 tortues ninja
(n’étaient pas nés, citent Seth Gueko dans l’iphone)
un fou chante : ouvrez la cage aux oiseaux
et la claire fontaine pour une petite écarquillée,
et puis du raï, et tout ce qui lui vient.
LIGNE 2
les gens s’engouffrent en somnambules
sans décoller les yeux d’la page
(Saga de Benaquista / Fred Vargas grand format)
un tismé hyperstylé
duffle-coat, jean jauni,
adidas écarlates
&
une asiatique à diadème
qui lit des lignes verticales
Une décolorée typée polonaise se caresse les mèches encore humides, regard perdu, préoccupée.
« Qu’il est joli le bébé il a quel âge regarde Sacha il s’appelle comme toi c’est incroyable il est tout petit »
(la maman du tout-petiot a l’air d’une folle, la main en coupe, comme un nimbe au-dessus de la fontanelle)
no woman no cry en yaourt
et à la guitare approximative
par un osseux revenu du Togo
qui s’émerveille de l’offre livebox d’Orange :
deux lignes de tél gratos, la télé, internet, c’est fou !
« Fête des vendanges à Montmartre, je suis bourrée. Marouane m’attends à la maison, c’est top. » Elle semble sortie d’Idéal Standard de Aude Picault. Quand elle lève le nez, elle sourit aux anges, saoule.
Un noir en costard n’arrive pas à s’empêcher de microdanser en écoutant Damn, le dernier album de Kendrick Lamar.
Un oriental amoureux skype avec sa copine depuis son smartphone : il tape des mots doux en arabe et mimique ses réactions. Il a mis son image à lui en grand, pour ne pas l’afficher elle. C’est la miniature qu’il regarde.
LIGNE 3
On lit Cosmos de Gombrovicz,
le Voyage de Céline, le Monde selon Garp
ou bien Miserere, le dernier Jicé Grangé.
un homme soucieux
avec une grosse alliance dorée
et quatre (4) baguettes dans son cabas
LIGNE 4
une fille avec le manteau d’Édith,
un keffieh et un plan,
faisant semblant de savoir où elle est,
où elle va
un homme normal, pardessus en chameau,
cache sa bouche nerveuse qui l’invective bas
je suis normal ! (voudrait-il nous crier) tout va bien !!!
un autre ressemble à Guy Marchand (son frère gentil)
et la chinoise écrase ses yeux fermés
je traverse Paris en sous-sol, entouré de gens élégants et merveilleux, russe énorme à chapka, fille en bottines et renoi en manteau de laine bleue, shoes pointues et énorme écharpe tricotée par mémé
une brune aux yeux bleus
lit un livre sur les chiards
et je la regarde, de profil,
enjerseyée de vert acide
Dans leurs tuyaux,
les métros de la ligne 4
semblent de gros vers clignotants,
fouillant l’hyperespace.
La rame trotte dans le noir des bifurcations,
dans le labyrinthe menant droit
nulle part.
LIGNE 5
un poète en chemise mauve
(un de ceux qui n’ont pas arrêté de fumer des roulées)
et veste en goretex
lit – je parie – un court roman de Bukowksi
très violent et pornographique
sous ses cheveux qui moutonnent
dans son jean élimé
il fait semblant de nonchaler
tapi derrière le plot
APPEL D’ARRÊT D’URGENCE
il dort
aboli de la ceinture à la tête
sur le quai de la station PORTE D’ITALIE
« t’es trop bête » dit-elle à son portable
elle lit un Agatha Christie et descend, elle aussi
ceux-là je parie qu’ils sont tchèques, étudiants, Erasmus
et qu’ils s’aiment
des néons tous les deux mètres
dans le tunnel éclairent
rien
« vous croyez qu’un chouinegomme ça nourrit ? »
des taupins à jospinettes qui mâchent des chicletes
et la Llorona, maigre, folle, incillable
un gitan à borsalino (fedora hat) et cuir de yakuza
essaie d’offrir une orange à une vieille babouchka
très digne, que ça fait rire un peu
et puis de moins en moins
(« parla italiano ? »)
et une fille émouvante
cheveux courts, paupières rouges
(elle a les oreilles Henry)
on dirait un petit garçon
elle est très fatiguée
elle n’est pas vraiment ici
elle écoute le couple chevelu et sourit
Un type très usé picore une barquette de dattes sèches. Il a calé une bouteille de mousseux demi-sec entre deux pompes en cuir bordeaux bien cirées. Il crache les noyaux par terre puis les kicke du talon sous les sièges des voisins.
un pardessus vert chiné (et chiné, sans doute)
un tablier chinois sur un fut genre sarouel
des trucs noués autour du cou, plusieurs couches,
un chignon décoiffé,
et des chaussures bizarres, médiévales presque, en cuir lacé
- cette fille blasée ressemble à une nouvelle de Mélanie
LIGNE 6
Mes voisins sont tous étrangers. Des travailleurs malades : cadres aux yeux rouges, manœuvres aux mains niquées, noir qui somnole. Il est 18h. On sort du turbin.
LIGNE 7
« O when the saints » sur la 7,
entrecoupé par le passage entre les stations
et le bip strident du ferme-porte.
une fille qui louche
et une maman MGEN qui sourit
malgré sa bouche à l’envers
la fille qui louche louche beaucoup
et montre une gorge pâle de victime du père Dracul
Il ressemble à Peter Lorre
et a un truc coincé entre les dents
(qu’il cure, inquiet, tandis que hors de sa vue
ses cheveux gras se font la malle)
« Demain je pense que je vais aller m’acheter un oreiller… »
Un jeune travailleur payé 40 euros par soir.
un dandy très beau genre qui-se-la-pète-l’air-de-rien
gobe des gummibärchen en rejetant la tête en arrière
en reflet dans les fenêtres noires,
dans ma toute nouvelle veste en velours,
je me plais assez – trentenaire urbain, intello chic…
« c’est le moment de me rencontrer
tu pourrais même me trouver beau »
un noir l’air triste
regarde sans ciller
moi
qui écrit dans ce carnet
une asiatique frange-walkman à l’acné maladif
et une Henriette (du journal d’) qui surjoue au téléphone
« attan chuis dans l’métro là… »
un cahier d’écolier sur les genoux
(grand format, grands carreaux)
il entame la rédaction d’un roman noir
par le métro saccadé
regarder :
son i-pod
des clochards ivres
sur le quai
m’invectivent
ils parlent l’arabe-saoul et je ne comprends qu’un mot :
SARKOZY ! SARKOZY !
lycéens en amour sapés « dix ans de plus »
des sportifs bulgares
(championnat amateur)
un fan de châteaux forts
et des ados à coupe en bronze
maquillages pailletés
hula hoops
le dimanche dans le métro c’est le jour des mineurs
un môme ignoble, péteux, hypermétrope, aux dents pourries me rappelle
MOI
une polaire, un chapeau bicolore à large bords, une banane, des sandales de rando, un t-shirt humoristique : touristes ou Italiens
(les deux)
ce matin il pleut sous la terre
entre Tolbiac et Maison Blanche
grésil au toit des rames
comme un froissement de papier lent
la nuit
des anglophones exotiques et ivres
et des néerlandais glabres, rosés
ivres aussi
un ghetto blaster antique sur les genoux
choc sourd
la rame pile
(accident – nocturne – de personne
ivre?)
un cybermonk
(trench noir, crâne à blanc,
goatee et paraboots frais cirés)
arpente le quai à pas d’ogre
sans sourire
une africaine folle
glapit des imprécations
ses yeux plissés d’un secret ricanement
(et je pense à l’antivol de vélo en plumes
sorcellerie de sécurité)
« Quehoua ? La quatre ne desservit pas Châtelet ? Nanmais c’est ouf ! »
En face, un noir trentenaire à grosses lunettes potasse dans son classeur les maths d’un BTS électricité.
LIGNE 8
je ne sais pas qui c’est
il joue un truc afghan ou quoi
sur un pipeau que je ne vois pas
air de pâtre, de montagnard
près d’un tunnel
soixante pieds sous terre
un grisonnant balèze sermonne, à quai, un clochard dont le crachat l’a pas raté de loin
« je comprends ton problème mais un peu de respect c’est la moindre des choses
– je m’excuse, je m’excuse… »
Un couple de rebeus de France, la soixantaine sonnée. Lui, costume et port portègne, lit un pavé en poche, Anatole France. Elle iphone haut et fort. « je suis dans le métro ». Aux pieds, des baskets chinoises or rose dorées comme des babouches.
Une asiatique trop maquillée lit Closer, sac à main en cuir moutarde. Lady Gaga à Paris.
Sur la sempiternelle pub Wall Street English, un autocollant : « Espéranto ! La langue internationale équitable. »
autumn leaves à la trompette tzigane
(i.e. saupoudré ici ou là de notes surnuméraires)
un hipster renoi übersapé occupe ostensiblement, nonchalamment
deux strapontins (cul entre deux)
mon voisin lit Kessel
une rebeue grasse rigole
Un garçon de 5 ans fait deviner à sa grande sœur toutes sortes d’animaux approximatifs.
Elle suce posément une tétine de bébé. Leur mère est une femme grande et grosse, à la voix forte, aux bras vastes, une mère montagne, bienveillante, immense.
Un colis suspect traîne sur la voie. Je galère avec le feel du blackberry. Je suis couvert, maculé de glaise des sous-sols, en mode clodo des heures de pointe.
LIGNE 9
les gens sont beaux, traits marqués, yeux qui brillent
appels du futur et signes passés
des êtres humains parfois touchants d’être juste laids
LIGNE 11
des SDF s’engueulent sous les voûtes du métro Belleville quai à quai : ça résonne
des tout petits chinois (- de 18 mois) trottinent, effrayés comme des jetées de moineaux
des graffitis
placards
autocollants
trace d’une marée de colère par ici passée
(la Crise)
jolie et décidée
elle mâche son chiclete
avec une rage de winneuse
une rebeue à tâches de rousseur
grands yeux noirs, tifs frisés, bouche à l’envers
belle – comme – personne
un hirsute à croquenots
yeux fous et fixes
escalade l’escalier de métro
comme un col afghan pris de glace
un couple de goths très longs
quarantenaires au guichet
« deux tickets s’il vous plaît madame »
une fille écarquillée
que le rien hypnotise
la parisienne
plutôt normale
mais très stylée
peinte et sapée
pimpée
façon princesse
(ce que Brillat-Savarin vantait déjà avant 1820)
l’angoisse du métro à l’arrêt dans un tunnel ; doit-on, peut-on sortir de son hypnose ?
minuit passé
un gisant au beau milieu du quai
emballé dans sa tulle en chiffon
comme un soldat tombé au front
une veille pâle à la très mauvaise peau lit son pavé de Truman Capote
LIGNE 14
un parisienne qui se la donne
très chique (et 19 ans)
façon revival yéyé
minijupe en plein hiver
un duo d’un rastamen proprets
ÉCHOS
« J’t’ai pas appelé de toute la semaine, pardon.
Si je t’avais appelé, je sais que j’aurais pleuré. »
« - J’aimerais trop travailler à l’hôpital…
- Ça gagne pas bien quand même. »
« C’est pas parce que tu suces que tu perds ta virginité des amygdales, hein ! »
« Il m’appelle encore une fois et c’est le téléphone rouge !
- Euh… la liste noire, plutôt…
- Ah ! je confonds toujours à cause du téléphone rose… »
Un vieil asiatique édenté à mon voisin :
« Vietnamien ? Vous êtes vietnamien ? »
Réponse gênée :
« … Je ne sais pas exactement. » ”
Léo Henry, Dans le métro
Nouvelles par mail, 14 janvier 2018
- Métro12à Corentin Celton.
- Une rencontre faite le 24 janvier 2018.
- Rédigé par un homme pour une femme.
- Publié le mercredi 24 janvier.