Vous êtes arrivé à Saint-Malo à 22h45

Ligne 4, 19 h 15, Gare de l’Est, vendredi soir du 09 novembre. Rame normalement pleine. Béance minimale entre deux hommes assis sur les trois sièges latéraux. Là, nous sommes trois volailles de batterie que l’inconfort partagé rapproche plus encore. Au prochain arrêt, nous serons trois vielles mamies. Au prochain coup de freins, nous glousserons de régression concertée, c’est certain. Je souris en anticipant les éclats. Mais à gauche-droite-gauche, rien ne suit.

Je lève les yeux. Plus qu’une douzaine de stations coincée dans l’étau. À gauche-droite-gauche, toujours rien.

Tiens, vous.

Un siège se libère devant vous et moi. Qu’attendez-vous pour vous asseoir ? Vous préférez rester debout devant un siège vide. Vous jaugez le siège, me jetez un regard, finissez par vous asseoir. Je commence.

À peu près tout à partir du col. Comme vous êtes grand, je n’ai pas vraiment à baisser les yeux et comme vous semblez l’autoriser, je ne m’en prive pas. Je vous scanne, vous re-scanne. Le cuir du manteau, la doublure, les poches intérieures, les objets qui dépassent des poches intérieures. Je trouve toujours suspect les grands objets qui dépassent des poches intérieures. Vous préférez peut-être les hommes. Vous préférez peut-être les femmes. Vos doigts très longs, carrés, doux, les accrocs du pantalon, les accrocs du sac, tous les accrocs du sac, et vos chaussures. J’ai immédiatement vu vos chaussures parce que ça commence toujours avec les chaussures. Surtout dans le métro, surtout assise.

Mamie de droite sort. Légère torsion du bassin. Étirement sommaire du bras. Liberté partielle regagnée pour quelques arrêts au moins. D’autant que d’autres sièges se libèrent.

Pourquoi vous lever pour vous asseoir à ma droite? La peur du vide ? Mon auscultation oppressante ? Quoiqu’il en soit, vous prenez deux fois trop de place sur la banquette et quelques unes de plus dans mon cerveau. Je ne sais plus quoi faire de mon corps tandis qu’il commence doucement à se déporter vers l’avant. Ma tête hésite. Elle doit faire face à nos reflets, qui m’apparaissent, par sursauts, rigoureusement assortis, parallèles, synchrones. Un message pour moi : un homme que je n’ai pas vu depuis dix mois a pensé me croiser à la gare et m’a manquée de quelques minutes. De votre côté, un appel. Vous arriverez à Saint-Malo à 22 h 45. Votre voix est jeune.

Bien sûr, le week-end. Vous ne vous apprêtiez pas à rentrer chez vous, pas plus qu’à sortir avec des amis que je vous avais déjà inventés, je ne pourrai pas vous suivre, vous sortir un bon mot, passer le reste de la soirée avec vous, peut-être. Ma chaussette droite a glissé le long de ma jambe. À ce moment précis, je suis cette chaussette. Alors que je ne connais toujours pas votre visage, il reste deux stations. Bientôt, Montparnasse. L’expéditeur du message reçu est malouin, je l’ai rejoint sur la plage le premier été où nous nous sommes rencontrés. Je ne crois pas aux coïncidences, mais j’ai une manie tenace qui me fait encore croire aux «signes». Alors vite, il me faut un bon mot sur Saint-Malo. En fait, non. On n’écoute pas les conversations des gens. Vous vous levez, vous êtes un peu rohmerien. Je regarde mon reflet. Bouffie par la fatigue et le rhume, je me trouve vieillie. Je soupire. Je n’ai pas complètement réussi à remonter ma chaussette. Je soupire à nouveau.

Pourquoi vous êtes-vous assis à ma droite ?

Je repense à ces sites où des personnes qui se croisent dans le métro écrivent en imaginant en retrouver d’autres.

J’écris. J’écris alors que vous arrivez en gare de Saint-Malo et que quelqu’un d’autre vous attend.